Résumé
Cet article examine les limites des juridictions nationales – en particulier des cours d’assises françaises – dans le jugement des crimes internationaux au titre de la compétence universelle. Il analyse notamment la valeur probatoire des témoignages à charge dans des dossiers complexes impliquant des accusés rwandais, s’appuyant sur les cadres théoriques de la justice transitionnelle et des études sur le témoignage sous contrainte politique. L’article rappelle la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), notamment l’absence d’établissement d’un plan centralisé et explicite du génocide, et discute la hiérarchie juridique entre juridictions nationales et tribunaux de l’ONU. Enfin, il explore les risques d’instrumentalisation diplomatique, illustrés par le contexte des relations franco-rwandaises.
1. Introduction
Depuis les années 2000, la France est devenue un acteur central de la mise en œuvre de la compétence universelle, en particulier à propos du génocide des Tutsis au Rwanda de 1994. Plusieurs procès de ressortissants rwandais, dont Sosthène Munyemana et Eugène Rwamucyo, illustrent les difficultés inhérentes à la transposition de crimes internationaux dans un cadre juridictionnel national.
Cette dynamique soulève trois défis majeurs :
- La structure de la cour d’assises, dont l’esprit originel repose sur la participation de jurés citoyens peu formés à la complexité du droit international pénal.
- La valeur probatoire des témoignages, particulièrement lorsque ceux-ci proviennent du Rwanda, un État où l’expression publique peut être contrainte par un récit officiel.
- L’articulation avec la jurisprudence internationale, notamment celle du TPIR, qui n’a pas établi l’existence d’un plan explicite et centralisé du génocide (ICTR, Bagosora et al., 2008).
2. L’esprit des cours d’assises : un modèle citoyen inadapté à la complexité du droit international pénal
Institution de tradition démocratique, la cour d’assises repose sur la participation de jurés tirés au sort afin de soumettre les crimes les plus graves au jugement du peuple (Garapon, 1996). Il s’agit de faire juger les crimes par le peuple, aux côtés de magistrats professionnels.
Ce recours aux jurés citoyens reposait sur deux principes fondateurs :
- Un contrôle démocratique du pouvoir judiciaire, afin de prévenir les abus.
- Une compréhension intuitive des faits, car les crimes jugés étaient enracinés dans la société française et accessibles à la culture commune des jurés.
Mais appliquer ce modèle à des crimes commis au Rwanda, en Syrie, en RDC ou en ex-Yougoslavie revient à demander à des citoyens tirés au sort de trancher des événements auxquels ils n’ont aucun repère culturel, historique ou politique. Ce modèle présume que les citoyens peuvent interpréter les faits à partir de leur connaissance commune du monde social. Or, les crimes internationaux exigent une compréhension :
- des dynamiques géopolitiques d’une région étrangère,
- des logiques de violence collective,
- des structures politico-militaires,
- et de la jurisprudence internationale.
Comme l’écrit Martti Koskenniemi, « le droit international pénal n’est pas une extension du droit pénal classique, mais un univers conceptuel entièrement distinct » (Koskenniemi, 2002). Dans ce contexte, placer des citoyens non formés au cœur de décisions d’une telle portée comporte un risque d’erreur structurelle. Ce modèle citoyen, admirable dans son principe, n’a pas été conçu pour juger des crimes internationaux, mais pour exprimer la conscience civique d’une société sur ses propres déviances.
3. Le risque d’instrumentalisation diplomatique : l’exemple France–Rwanda
Les relations franco-rwandaises ont été profondément marquées par le génocide et les divergences d’interprétation historiques (Prunier, 1995 ; Vidal, 2019).
Plusieurs chercheurs ont souligné qu’à certains moments, des actes judiciaires ou politiques ont pu servir de signaux diplomatiques destinés à apaiser ou améliorer les relations bilatérales (Reyntjens, 2020).
Dans ce contexte, les procès fondés sur la compétence universelle peuvent devenir un instrument de reconnaissance politique, un moyen de réduire les tensions, et/ou une manière d’affirmer une position diplomatique. Loin d’accuser la justice française d’obéissance politique, il s’agit d’analyser un risque structurel, déjà documenté dans d’autres contextes (Akhavan, 1998 ; Hagan, 2003).
4. La production du témoignage dans un environnement politique contraint
4.1. Le témoignage comme construction sociale
Dans les environnements post-conflit, le témoignage ne peut être considéré comme une simple “observation factuelle”. Les travaux d’Alex Hinton (2002), Nigel Eltringham (2019) ou Lars Waldorf (2006) montrent que le témoin évolue dans une économie de la peur, une politique étatique de la mémoire, et un cadre narratif institutionnel. Comme l’écrit Waldorf, le génocide rwandais a été judiciarisé à un tel point qu’en parler n’est jamais un acte neutre ( the Rwandan genocide has been judicialized to such an extent that speaking about it is never a neutral act ) (Waldorf, 2006).
4.2. Pressions politiques et auto-censure
Dans des États où le récit officiel est strictement encadré, le témoin peut redouter des sanctions administratives, la perte de biens, des atteintes à sa réputation, et/ou des risques pour sa sécurité.
Dans de telles situations, l’alignement sur le discours institutionnel devient une stratégie de survie, ce que les anthropologues appellent l’adaptation narrative (Buckley-Zistel, 2006).
4.3. Le phénomène du “coaching” des témoins
Plusieurs études indiquent que dans les procès liés à des crimes de masse, les témoins peuvent être préparés par des acteurs étatiques, sélectionnés en fonction de leur adhésion à la version dominante, et influencés par des autorités locales ou des ONG (Clark, 2010). Ce phénomène est particulièrement documenté dans les procès post-conflit au Rwanda (Thomson, 2013).
5. Les procès Rwamucyo et Munyemana : enjeux probatoires
Dans les procès menés en France contre Sosthène Munyemana et Eugène Rwamucyo, la documentation publique disponible montre que les accusations reposaient largement sur des témoignages oculaires, des récits d’implication dans des réunions, barrages ou comités, et des descriptions d’actes commis lors des massacres.
Sans commenter les faits ni prendre position sur la véracité des accusations, il est essentiel d’observer que :
- Une large part des témoins vivaient au Rwanda, dans un État où la mémoire du génocide fait l’objet d’un contrôle politique centralisé (Reyntjens, 2019 ; Thomson, 2018).
- Des ONG et universitaires ont documenté les difficultés liées à la production d’un témoignage indépendant dans ce contexte.
- Les juridictions françaises ont dû apprécier ces témoignages sans disposer des outils méthodologiques spécialisés utilisés par les tribunaux internationaux.
Les travaux sur la fiabilité des témoignages dans les environnements autoritaires montrent que la peur des représailles entraîne une adaptation du récit, l’absence de pluralité narrative qui fragilise la contradiction et que la dépendance à un seul cadre interprétatif peut biaiser l’analyse.
6. La jurisprudence du TPIR : une référence incontournable
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) demeure la juridiction la plus compétente en matière d’établissement des faits entourant le génocide. L’un de ses apports majeurs concerne la planification du génocide.
Dans l’arrêt Bagosora et al. (ICTR-98-41), la Chambre d’appel a confirmé que le procureur n’avait pas établi l’existence d’un plan explicite, centralisé et préconçu pour exterminer les Tutsis. Le génocide a été reconnu – ce qui est indiscutable –, mais sans qu’une directive formelle ou un ordre central unique n’ait été démontré.
Cette nuance juridique est fondamentale. Elle signifie qu’un tribunal national ne peut affirmer l’existence d’un plan explicite si la juridiction internationale compétente ne l’a pas établi. En effet, selon le droit international il existe une primauté des tribunaux de l’ONU à l’instar des tribunaux ad hoc (TPIR, TPIY) créés par le Conseil de sécurité agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte de l’ONU. Leurs décisions s’imposent aux États membres et aucune juridiction nationale ne peut contredire leur jurisprudence dans leur domaine de compétence (Cassese, 2003).
Ainsi, la France, dans ses procès de compétence universelle, devrait se conformer à la jurisprudence internationale existante, éviter de requalifier des éléments non établis par le TPIR, et s’abstenir de porter des analyses contradictoires sur les mécanismes du génocide.
7. Conclusion : pour une justice universelle spécialisée et cohérente
Les procès Munyemana et Rwamucyo illustrent les défis d’une justice nationale confrontée à des crimes internationaux complexes. Les témoignages provenant d’un environnement où la liberté d’expression est restreinte doivent être analysés avec les outils critiques développés par l’anthropologie du témoignage, la psychologie judiciaire et la justice transitionnelle.
Pour garantir l’équité et la légitimité, la France devrait créer :
- une juridiction spécialisée permanente,
- dotée de magistrats formés en droit pénal international,
- capable de respecter la jurisprudence onusienne,
- et de contextualiser les preuves produites dans des États politiquement sensibles.
Chaste GAHUNDE
21/11/2025
Références bibliographiques
Akhavan, P. (1998). Justice in the Hague, Peace in the Former Yugoslavia? Human Rights Quarterly.
Buckley-Zistel, S. (2006). Remembering to Forget: Chosen Amnesia in Post-Genocide Rwanda. Africa.
Cassese, A. (2003). International Criminal Law. Oxford University Press.
Clark, P. (2010). The Gacaca Courts, Post-Genocide Justice and Reconciliation in Rwanda. Cambridge University Press.
Eltringham, N. (2019). Genocide Never Sleeps. Cornell University Press.
Garapon, A. (1996). Criminologie et démocratie. Odile Jacob.
Hinton, A. (2002). Annihilating Difference: The Anthropology of Genocide. University of California Press.
ICTR (2008). Bagosora et al., Judgment and Sentence. ICTR-98-41.
Koskenniemi, M. (2002). The Gentle Civilizer of Nations. Cambridge University Press.
Prunier, G. (1995). The Rwanda Crisis. Columbia University Press.
Reyntjens, F. (2019). General Kagame’s Rwanda. Oxford University Press.
Thomson, S. (2013). Whispering Truth to Power. University of Wisconsin Press.
Vidal, C. (2019). Rwanda, 1994 : Une histoire populaire. La Découverte.
Waldorf, L. (2006). “Mass Justice for Mass Atrocity.” Journal of International Criminal Justice.
